Maria Alexandrova
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Maria Alexandrova, Principal au Bolshoï

Pour Dansomanie, Maria Alexandrova narre la vie d'une ballerine russe

Maria Alexandrova est l'une des danseuses les plus talentueuses du Ballet du Bolchoï. Après avoir remporté un triomphe à Paris dans Le Clair ruisseau et La Fille du Pharaon lors d'une tournée de la célèbre compagnie russe en janvier 2004, elle a été nommée Soliste principale et elle interprète depuis quasiment tous les grands rôles du répertoire classique. En mai 2005, alors qu'elle s'apprêtait à faire ses débuts en Odile/Odette, dans le Lac des cygnes, Maria Alexandrova a fait à Dansomanie la très grande faveur d'une longue interview dans laquelle elle évoque ses années de formation, sa carrière au Bolchoï, la situation de la danse classique en Russie et ses projets d'avenir. Qu'elle en soit très chaleureusement remerciée, ainsi que tous nos amis russes qui ont permis la réalisation de cet entretien exceptionnel.

I. Années de formation

Maria Alexandrova, comment vous êtes-vous intéressée au ballet?

C'est une histoire assez banale. Des gens sont venus dans l'école maternelle que je fréquentais afin de sélectionner des enfants pour un cours de gymnastique. On nous a expliqué qu'il s'agissait de gymnastique artistique. Ma mère s'est renseignée et s'est rendue compte qu'il s'agissait en réalité de gymnastique sportive ; elle s'y est formellement opposée. Elle a alors décidé de m'inscrire à l'atelier chorégraphique Kalinka. Il y avait beaucoup d'ensembles comme celui-là à Moscou. Kalinka était rattaché à une Maison de la Culture. C'était un groupe d'amateurs. Je ne sais même pas par qui il était financé, s'il s'agissait du Ministère de la Culture ou d'une entreprise publique quelconque. De toutes façons, c'était l'Etat. On donnait des représentations dans la salle Tchaïkovski. Ces choses-là étaient monnaie courante en URSS. J'étais toute petite à l'époque. Je n'avais que quatre ans et l'on m'a dit de revenir au bout de six mois. J'ai beaucoup pleuré, ce qui a fait qu'on s'est souvenu de moi : six mois plus tard, j'étais admise. J'ai fréquenté Kalinka assez longtemps, pratiquement jusqu'à mon admission à l'Ecole de danse. J'adorais danser et je participais assidûment à toutes les représentations de la troupe. Maman raconte que je me donnais toute entière dans ces danses. Comme toutes les petites filles, j'adorais les costumes. Un beau jour, j'ai vu une émission à la télévision sur l'Ecole Vaganova. Et j'ai compris qu'on pouvait vraiment apprendre la danse. Je me souviens encore de ce que j'ai ressenti lorsque j'ai compris que c'était cela que je voulais. J'étais une petite écolière à l'époque, et Kalinka relevait surtout du passe-temps. J'ai donc ainsi pris conscience du fait qu'on pouvait sérieusement apprendre à danser, comme on apprend une matière à l'école. J'ai exprimé à mes parents de manière très péremptoire mon désir d'entrer à l'école Vaganova. Je n'avais alors que huit ans.

C'était donc une décision personnelle, qui n'a pas été influencée par votre famille?

Ce fut un choix strictement personnel. Ma famille n'est liée ni de près ni de loin au monde de la danse classique. De fait, personne ne pouvait m'aider que ce soit pour la préparation au concours d'admission à l'école ou, par la suite, pour ma formation. Maman prit conseil auprès de Nadejda Nesterova, mon professeur à Kalinka. Elle avait fait ses études à l'école Vaganova, et avait dansé dans la troupe du théâtre Stanislavski. Nadejda Nesterova lui répondit que j'étais la seule petite fille de son groupe à qui elle aurait recommandé d'envisager une carrière dans la danse. Pourtant, en ce qui me concernait, je n'avais pas du tout le sentiment d'être un cas unique, je voulais tout simplement apprendre à danser. Maman m'a finalement inscrite à l'examen, mais au dernier moment elle a eu peur pour moi. Elle me disait que nous n'avions aucune relation dans le milieu de la danse et qu'il me serait difficile de réussir. J'ai rétorqué que je ne voulais rien entendre de tout cela et que je serais admise quoi qu'il arrive. Au bout du compte, ma famille m'a soutenue quand même : ma mère aimait bien la danse classique et elle n'avait rien contre le fait que sa fille devienne un petit rat. Et c'est ainsi que les choses se sont faites! A neuf ans, j'ai intégré la classe préparatoire, et au bout d'une année, en 1988, j'étais admise à l'école de danse. Entre la fin des examens et l'annonce des résultats, il se passe deux semaines environ. Durant ce laps de temps, je suis partie en vacances dans un camp de pionniers. Là-bas j'ai harcelé le directeur pour obtenir la permission de passer un coup de téléphone de son bureau à Moscou, sous prétexte que j'attendais un résultat très important ; tout le monde fut ainsi évidemment mis au courant. En vérité, je me rends compte aujourd'hui que je n'ai pas eu de difficultés réelles, ni pour être admise à l'école, ni pour passer ensuite en classe supérieure : à la fin de chaque année scolaire, il y avait des examens pour passer en division supérieure ; en première et en cinquième années, il y avait même un examen supplémentaire à la fin du premier semestre.

Quelles sont les conditions d'admission à l'Ecole de danse de Moscou (appelée aujourd'hui Académie de danse)?

Il faut franchir trois étapes. La première étape c'est la visite médicale, à l'issue de laquelle beaucoup d'enfants sont refusés. On examine le cœur, la respiration, les yeux, les oreilles, la colonne vertébrale, la forme du cou-de-pied, etc. La deuxième étape consiste à vérifier les aptitudes morphologiques pour la danse classique comme la souplesse, la position des jambes, l'en-dehors et les écarts. à la troisième étape, si l'enfant a déjà une formation en danse, il montre ce qu'il sait faire, sinon, on vérifie son sens du rythme. On joue une mélodie et ensuite nous devons applaudir en rythme. Quand j'ai passé l'examen pour entrer en classe préparatoire, je n'ai passé que le test rythmique. Mais à la fin de l'année suivante je dansais déjà la polka!

Parlez-nous de vos professeurs. Quels sont ceux dont l'influence vous a le plus marqué?

J'ai travaillé avec plusieurs professeurs et je suis reconnaissante envers chacun d'eux. Si on excepte la classe préparatoire, qui n'est pas obligatoire, les études à l'Ecole de danse de Moscou durent huit ans : cinq ans correspondent au niveau moyen (l'école), les trois dernières années constituent le niveau supérieur (Académie). J'y ai eu des professeurs remarquables. Les trois premières années, j'ai travaillé avec Ludmila Alexeevna Kolenchenko. Elle était très exigeante et on avait très peur d'elle. Elle nous a inculqué le respect de notre future profession : cela commence par le sens de la discipline et le respect de soi-même. Nous étions encore des enfants, mais déjà, elle attirait notre attention sur le fait que nous nous destinions à un métier sérieux, difficile, qui demandait beaucoup d'investissement, et qu'il nous faudrait beaucoup travailler pour obtenir des résultats. Elle nous a appris à nous respecter et à respecter les autres personnes qui exercent ce métier. Nous avons été élevés dans une atmosphère de discipline assez sévère. Maintenant, quand je me remémore tout cela, je comprends que même si c'était difficile et parfois même cruel pour les enfants, cela a néanmoins porté ses fruits. On nous apprenait, par exemple, à ne jamais porter un jugement sur le comportement sur scène des autres élèves. L'analyse des représentations se passait uniquement en tête-à-tête avec le professeur, pour éviter tout commentaire public : on discutait de ce qu'on avait réussi, de ce qu'on avait raté. Cette discussion n'avait jamais lieu en présence de quelqu'un d'autre. Je ne me souviens pas exactement, mais nous abordions le sujet de nos apparitions sur scène lors des représentations ou pendant les examens dans le cercle très restreint des amis, jamais publiquement. Ludmila Kolenchenko accordait notamment une importance primordiale au travail des jambes et des pieds, et avec elle, nous avons été bien préparés.

Nous avons changé de professeur par la suite. Au cours des deux dernières années passées à l'école de danse, ainsi que lors de ma première année à l'Académie, je fus l'élève de Larissa Valentinovna Dobrjan. Elle était très attentive au fait que nous devenions des jeunes filles ; nous avions à l'époque entre 13 et 15 ans. Elle nous faisait travailler le haut du corps, les bras, les mains. Elle attirait notre attention sur la féminité qui commençait à apparaître en nous. Elle nous a appris à nous faire remarquer du public, non seulement par notre technique, mais aussi par tout notre comportement sur scène, par notre tenue.

Les deux dernières années, je fis partie de la classe de Sofia Nikolaïevna Golovkina qui était la directrice de l'Académie de danse de Moscou. Par le passé, elle avait été une célèbre danseuse du Bolchoï. Elle avait brillé dans les rôles de Nikiya, Raymonda, Kitri, Swanilda, Aurore et Odette-Odile ainsi que dans les rôles principaux des ballets soviétiques comme Flammes de Paris, Pavot rouge (Krasnyï mak) ou La Fontaine de Bakhtchissaraï. On a écrit que ce qui la distinguait des autres, c'était son tempérament scénique, le rythme impétueux de sa danse, ainsi que sa grande virtuosité. J'ai beaucoup appris avec elle. Sofia Golovkina a fait de nous de vraies actrices. Elle nous a enseigné l'art de nous mettre en valeur sur scène et d'avoir de la présence, de ne pas être seulement une belle poupée qui fait mine de dire au public : "voilà ce que je sais faire de mes jambes et de mes bras". Non, cela ne suffit pas ; il faut se mettre cela dans la tête : "Tu dois avoir de l'aplomb. Quand tu montes sur scène, tu oublies tout. Sur scène tu es unique, le public ne voit que toi.".

Tout ce que mes professeurs m'ont donné, j'ai su l'intérioriser, et cela a contribué à former la danseuse Masha Alexandrova, telle qu'elle est aujourd'hui. Et elle n'est pas si mal, je pense! Je me souviens de tout ce qu'ils m'ont enseigné, j'apprécie ces gens et j'éprouve de la reconnaissance envers eux.

Aviez-vous une danseuse préférée quand vous faisiez vos études, un modèle que vous auriez voulu suivre?

Non, je n'ai jamais eu de modèle à qui j'aurais voulu ressembler. Dès mon enfance je m'étais tournée vers quelque chose de personnel. Bien sûr, nous adorions les danseuses de l'époque. Les ballerines, les artistes étaient pour nous des dieux : eux, ils étaient déjà au Théâtre, et nous, nous étions encore à l'école ; le Bolchoï était notre Olympe. J'ai appris pour la première fois l'existence de la cantine pour le personnel quand je suis arrivée au Théâtre après mon examen final. Auparavant, quand je participais aux représentations en tant qu'élève, je ne connaissais que le chemin de la loge à la scène, et je ne pouvais pas me permettre de déranger les artistes, de traîner dans leurs jambes. C'étaient des dieux pour moi!

Evidemment Galina Oulanova et Marina Semenova étaient les idoles de tout un chacun. Elles étaient des légendes vivantes, et quand on les croisait au Théâtre, on restait comme figées.

Je n'ai jamais vu Semenova danser sur scène mais quand je la rencontrais dans les couloirs, j'avais terriblement peur. Marina Semenova m'inspirait une espèce d'effroi. Les enfants sont très sensibles – et moi peut-être particulièrement! - à une sévérité présumée. Et c'est ça que je ressentais face à Semenova. Lorsque je l'ai vue pour la première fois de près au Théâtre (je participais ce jour-là à la première de La Bayadère de Grigorovich, et Semenova répétait le rôle de Nikiya avec Galina Stepanenko), je me suis blottie contre le mur. J'aurais voulu être totalement invisible, pour qu'elle ne me remarque pas. Plus tard, alors que j'étais déjà dans la troupe du Théâtre, je me suis aperçue que mes appréhensions d'enfant correspondaient à la réalité. Semenova est très énergique et très autoritaire, c'est une personnalité très brillante, très affirmée. C'est une femme dont rien ne peut entamer la détermination. Et quand nous avons commencé à discuter ensemble et que j'ai regardé ses photos, un sentiment d'admiration à son égard s'est éveillé en moi. J'ai fait mes classes avec elle.

Ma rencontre avec Galina Oulanova date de la même époque. A vrai dire, je la voyais très rarement. Elle ne m'a jamais inspiré de la crainte, mais je n'osais pas la déranger. Elle était très douce et je ne voulais pas perturber sa quiétude.

De telles personnalités sont de véritables "montagnes" intérieures, qu'on distingue immédiatement. Elles sont comme d'énormes rocs, si solides qu'on ne peut les ébranler.

Avez-vous eu vous-même l'ambition d'atteindre ces sommets?

Il est probable que tout être humain a la capacité intrinsèque de gravir de pareilles montagnes. Mais il est probable aussi que la chance d'y parvenir n'est pas donnée à chacun. Quand on rencontre des gens comme ça, on éprouve le désir de trouver en soi-même une force similaire. Pas au sens de vaincre des sommets, non ; cela, je ne l'ai pas désiré. Je n'ai jamais voulu être la première, mais j'ai toujours voulu être la meilleure. Pour moi ce sont deux choses très différentes. Le premier, c'est le héros à un instant particulier, l'instant d'après, ce sera un autre qui prendra sa place. Le meilleur, lui, s'inscrit dans la durée ; c'est un processus à long terme. Dès mon enfance, je ne pouvais imaginer ma vie future sans le Bolchoï, je n'ai jamais eu l'idée de travailler dans une autre troupe. Mais je n'ai jamais pensé non plus que j'allais régner sur cette scène. Tout est arrivé et tout a été dicté par l'amour, par un très grand amour.

Quels sont les points-clés de la formation d'une danseuse classique?

Dans mon enfance, on prêtait surtout attention à l'expression artistique. Je me souviens que dès le début c'était une exigence dominante : "est-ce que tu peux montrer autre chose que la technique"? C'est ainsi que l'on nous expliquait ce que voulait dire l'expressivité en danse. C'est même une particularité des danseurs russes. Les danseurs russes ont toujours eu, même sans posséder une technique parfaite, ce quelque chose qui attirait le regard sur leur corps et leur visage. Et ce que font les jambes à ce moment-là, on ne l'approfondit pas toujours. Bien sûr, on peut également accentuer l'expressivité de la danse avec le travail des jambes. En danse classique, il est important d'avoir une bonne coordination des mouvements des jambes et du buste, du dos et des bras. Oui, je pense qu'une telle coordination, c'est le plus important. Mais il manque quelque chose... Par l'expression, par l'âme, on peut compenser quelques défauts techniques, alors que l'inverse, c'est plus difficile : la technique pure n'arrivera jamais à transmettre à un instant donné la légèreté, l'enthousiasme et la minute suivante, la tristesse. On n'enrichit pas l'idée avec de la technique Il n'y a que les qualités d'âme que l'on a en soi qui peuvent faire apparaître les sentiments, montrer un être humain sur scène et pas une machine. Il est difficile d'expliquer comment on obtient ce résultat, car tout est important : les yeux, les oreilles, le sourire, les bras, le petit doigt, le port de tête, Le geste peut être infime, mais on le voit du quatrième balcon. On peut tenir la tête de telle façon pour montrer la fierté, ou d'une autre pour montrer la tristesse. C'est comme l'intonation dans le discours, les mots peuvent être les mêmes, mais l'intonation accentue, intensifie les sentiments.

En Russie, l'éducation musicale a-t-elle une place importante dans le cursus des futurs danseurs?

Nous avons tous reçu une formation musicale à l'Ecole de danse. Trois axes sont considérés comme prioritaires :

    - l'enseignement général ; cela signifie que nous devions apprendre toutes les disciplines scolaires comme au lycée et au collège ;

    -la formation spécifique au ballet,

    - la musique, et en l'occurrence, l'apprentissage du piano. Le programme n'était pas aussi approfondi que dans les écoles de musique spécialisées, mais quand même...

Il est vrai que depuis que j'ai terminé mes études à l'Ecole de danse il y a déjà huit ans, je ne me suis jamais remise au piano, ce qui ne veut pas dire que je considère l'éducation musicale comme négligeable ou superflue. Mais simplement, j'avoue que je n'étais jamais satisfaite des sons que je produisais avec ce magnifique instrument, et je pense qu'il mérite mieux!

Participiez-vous déjà aux spectacles du Bolchoï en tant qu'élève de l'Ecole de danse? L'Ecole organise-t-elle ses propres spectacles sur la scène du Bolchoï?

Oui, j'ai participé à La Bayadère, ce fut inoubliable. Je jouais une des petites filles dans la scène des danses "Manou". On a participé pratiquement à toutes les répétitions du ballet, à la générale, et nous avons vu tous les artistes. Les répétitions ont duré assez longtemps, presque un mois. Le Théâtre c'est un autre monde, étranger à l'Ecole. A l'époque, il me paraissait très lointain et inaccessible. C'était en 1991. J'avais 14 ans. Avant cela, nous dansions sur la scène du Bolchoï, mais dans les spectacles de l'Ecole, et c'était tout à fait autre chose.

Dans les spectacles de l'Ecole, on reste toujours entre nous ; ils sont organisés régulièrement au Bolchoï. Le spectacle de fin d'année est obligatoire, et à part celui-là, il y en a encore quatre durant l'année scolaire (autrefois, il y en avait même encore plus souvent). J'ai participé à tous les spectacles de l'Ecole, sauf une année durant laquelle j'étais occupée à la préparation d'un pas de deux intitulé Les Cigognes. Toute cette année-là, je me suis sentie mal dans ma peau. L'année suivante, quand je suis montée sur scène lors du spectacle de l'Ecole j'ai compris que c'était précisément la scène qui me manquait.

A la fin de vos études vous avez remporté une médaille d'or au concours de danse classique de Moscou. Les circonstances en ont pourtant été assez dramatiques. Pouvez-vous nous raconter comment cela s'est passé?

J'ai achevé mes études à l'Ecole de danse en 1996, mais sur décision de la commission d'examen et du recteur, j'ai été retenue une année de plus à l'Ecole afin de préparer le concours de danse de Paris au mois de janvier 1997 et celui de Moscou l'été suivant. Finalement, on n'a envoyé personne à Paris. Et à Moscou... Trois jours avant le début des spectacles de l'Ecole et deux semaines avant le concours de Moscou, mon père est décédé. Madame Golovkina suggéra alors d'annuler ma participation au concours. J'étais effondrée moralement en raison de ce deuil. Mais mon père voulait que je prenne part à ce concours et que je le gagne, et j'ai donc décidé de ne pas retirer mon nom de la liste des participants. J'allais perdre une année, et j'ai compris à ce moment que je devais dominer ma douleur, sinon je risquais de me briser définitivement. Ma mère m'a soutenue dans mon choix. Peut-être est-ce le respect envers soi-même et envers le métier qui se sont fait entendre. Quand mes professeurs et mes amis ont appris cette décision, ils ont émis des opinions diverses : "Personne n'a besoin que tu accomplisse ces exploits", affirmaient les uns, tandis que les autres pensaient exactement le contraire. Un de mes professeurs me dit : "Macha, je suis fière de toi, et ton père le serait aussi, j'en suis sûre".

Evidemment, c'était difficile sur le plan psychologique. Je n'ai ressenti que la douleur de cette perte, aucune autre émotion. Je n'ai gardé aucun souvenir des deux premiers tours des épreuves du concours, ils sont restés dans le brouillard. Je ne me rappelle de rien. Je ne me suis ressaisie que lorsque j'ai appris que j'étais admise au troisième tour. J'ai réalisé alors que je participais à un concours, que je luttais pour quelque chose ; j'ai commencé à prendre la mesure du monde qui m'entourait et j'ai su quelle était ma place dans ce monde.

Comment avez-vous réagi à l'annonce de votre victoire?

J'ai attendu jusqu'à minuit et demi la proclamation des résultats. Il y a parfois d'étranges concours de circonstances. Je me promenais dans Moscou cette nuit-là avec deux garçons avec lesquels j'avais passé le concours d'entrée à l'Ecole de danse. Nous y avions été admis tous les trois, alors que 90 autres candidats s'étaient présentés. Par la suite, nous avions fait nos études ensemble dans la même classe. Je les ai rencontrés après le troisième tour, eux n'avaient pas participé au concours de Moscou ; nous sommes allés nous balader, et nous sommes ensuite revenus au Théâtre afin de connaître les résultats. J'ai pensé à ce moment qu'un cycle dans mon existence se refermait, cycle que j'avais commencé et que j'achevais en compagnie des mêmes personnes. A présent, j'entamais une nouvelle vie.

En apprenant que j'avais obtenu une médaille d'or, je n'ai rien ressenti, ni joie, ni enthousiasme. J'avais simplement fait ce que je devais faire. J'ai alors parfaitement compris que le plus important, c'était d'être la meilleure, et non la première.

Toujours cette obsession. N'est-ce pas un peu la même chose?

Pas tout à fait. Le concours, c'est presque une compétition sportive, et le hasard et des circonstances fortuites peuvent y jouer un rôle. Un peu comme au théâtre lors de la distribution des rôles par exemple ! Ce n'est pas toujours bien d'être la première. Au concours, je fus certes la première, mais tout n'était pas impeccable et je n'avais pas réussi tout ce que j'avais voulu. Il faut d'abord essayer d'être la meilleure.

Le résultat du concours a-t-il eu une importance pour votre future carrière?

Je ne le pense pas. Je crois que si, en mon for intérieur, j'avais été très fière de cette médaille, si j'avais pensé que j'avais accompli un exploit, j'en aurais parlé un peu plus souvent. Mais je ne l'évoquais jamais, et au Théâtre et dans notre administration, personne ne se souvient de ça ; la plupart des gens n'étaient même pas au courant.

II. Ma carrière au Bolchoï

Vous avez intégré la troupe du Bolchoï à la fin de l'été 1997. Comment s'est passée votre arrivée?

A la fin du mois d'août, comme c'était la coutume, on nous a présentés lors de la réunion de l'ensemble de la troupe. Nous sommes arrivés au Théâtre avec Svetlana Lunkina et Alexandre Volchkov. En regardant les membres de la troupe, j'ai pris conscience que j'étais une nouvelle personne pour eux, que tout ce que j'avais fait auparavant ne comptait pas du tout et qu'à présent il fallait recommencer à zéro. J'étais devant eux comme une petite fille qui doit acquérir son droit de monter sur cette scène. Peut-être étais-je trop sévère avec moi-même en me disant qu'il fallait oublier tout mon passé et recommencer à zéro. En plus à ce moment-là, toute la direction du Bolchoï a changé. La direction qui attendait les résultats du concours était partie, et c'est Alexandre Bogatyrev qui est devenu le directeur du ballet. Mes modestes résultats n'avaient aucun intérêt pour eux. J'ai été alors admise dans le corps de ballet. J'ai débuté dans Giselle, j'étais une paysanne parmi d'autres munie d'une corbeille et cueillant le raisin et l'une des Willis, celles de l'ensemble, qui sont "serrées comme des harengs"! Mais je n'y ai participé que deux ou trois fois. Je dansais également dans le corps de ballet dans Les Sylphides, j'ai fait une fois la Valse des Flocons dans Casse-noisette et une fois également l'une des dryades dans le rêve de Don Quichotte.

Pourquoi êtes-vous restée si peu de temps dans le corps de ballet?

Comme je l'ai appris plus tard, le maître de ballet avait informé la direction qu'il ne pouvait pas me faire distribuer dans les ensembles, car il aurait été nécessaire de beaucoup travailler avec le reste du corps du ballet pour les mettre au même niveau que moi. Officiellement je suis demeurée membre du corps de ballet pendant un an [i.e. "Quadrille", ndlr.] ; ensuite, j'ai effectué encore une année en tant que coryphée. Mais en réalité, la situation était différente. Durant cette période, j'ai dansé dans des groupes de deux, trois, quatre ou six personnes. Et en même temps, j'ai officié en tant que soliste. Le premier solo eut lieu à l'automne 1997, où j'ai dansé le rôle de la Reine du Bal dans Fantaisie sur le thème de Casanova de M. Lavrovski. Au mois de novembre, j'ai interprété mon deuxième rôle de soliste, c'était la variation dite des "sauts", ajoutée dans le Grand pas de Don Quichotte. C'est là que mon nom est apparu pour la première fois sur les affiches du Bolchoï. Ensuite, le 27 décembre, ce fut la première de la nouvelle version de Giselle chorégraphiée par Vassiliev, où j'ai interprété le rôle de Myrtha. Les critiques saluèrent la décision audacieuse de Vassiliev, qui avait choisi pour la deuxième distribution de tout jeunes danseurs : S.Lunkina (Giselle), N.Tsikaridzé (Albrecht) et moi-même (Myrtha). Depuis cette époque, j'aime tout particulièrement le personnage de Myrtha. On considère que je suis bien dans ce rôle et d'ailleurs, le spectacle a été enregistré en vidéo, il en existe une version dans le commerce [malheureusement non disponible en France, ndlr.]. Dans mes premières tournées avec le Bolchoï, j'ai également dansé la variation de la Fée Courage [La fée Violente dans la version Nouréev, ndlr.] dans La Belle au bois dormant.

Avec quels professeurs préparez-vous vos rôles?

Depuis mon premier jour au Théâtre, je travaille avec Tatiana Nikolaevna Golikova, artiste émérite, qui a elle-même été l'élève d'Elisabeth Gerdt, de Sulamith Messerer et de Marina Semenova. Tatiana Golikova était une danseuse reconnue, elle a dansé une grand nombre de rôles au Bolchoï : Odette-Odile, Kitri, Mahméné-Banou dans La Légende de l'amour, Egine dans Spartacus, Liouska dans L'Age d'or, la fille-reine dans Le Petit cheval bossu, la femme du pêcheur dans La Nayade et le pêcheur (Ondine) et d'autres encore. Certains rôles ont été préparés avec Tatiana Terekhova et Nicolas Fadeechev.

Quels sont les ballets qui ont particulièrement marqué votre carrière jusqu'à présent?

Il faut commencer bien sûr par Giselle, avec Myrtha. C'était mon premier grand rôle de ballerine, et cela s'est passé durant ma première année au Théâtre. A cette époque, ce n'était pas du tout l'habitude: les artistes qui font leur première année au Théâtre n'ont pratiquement pas d'opportunité d'interpréter des rôles, et il était d'usage de faire patienter les jeunes environ trois ans.

Ensuite, il y a eu le troisième mouvement de Symphonie en Ut de Balanchine. Nous étions en mars 1999, je n'avais que vingt ans. Personne n'a cru que je pourrais bien danser ce rôle. C'est mon partenaire, Nicolas Tsikaridzé qui a insisté. Et jusqu'à la fin des représentations au Bolchoï, nous étions les seuls interprètes de ce mouvement : pour les autres mouvements, il avait deux distributions, mais pas pour le nôtre.

L'année suivante, en février 2000, j'ai obtenu un troisième rôle, celui de l'Impératrice dans le ballet d'Eifman, Hamlet russe. C'est un rôle très fort. Je ne crois pas qu'Eifman, en débutant les répétitions, avait la moindre idée de qui j'étais. J'avais 21 ans, et Eifman ne connaissait pas bien notre troupe. A cette époque, la direction du Bolchoï était très autoritaire, et on m'avait tout simplement imposée pour ce rôle. J'étais jeune et je n'avais pas le choix. Mais deux semaines avant la première, une autre danseuse est arrivée et tout a changé. Je me suis retrouvée dans la deuxième distribution. Nous avons eu beaucoup d'éloges. Il a même été écrit que la deuxième distribution était meilleure que la première, une nouveauté au Bolchoï!. Mais je n'étais pas vexée. En effet, c'était la danseuse connue du chorégraphe et du public qui faisait partie de la première distribution. Eifman a voulu deux répétitions générales. Et pour la "nôtre" (avec la deuxième distribution, donc) il a invité le public et la presse. Le Hamlet russe a été donné sept fois. J'ai dansé cinq spectacles, y compris certains spectacles avec la première distribution. J'ai rendu service au Théâtre, la danseuse qui faisait partie de la première distribution ayant dû avoir des contrats ailleurs. Ensuite le spectacle a quitté l'affiche. J'aimais danser ce ballet, qui fut bien accueilli par le public. Toutes les places avaient été vendues à l'avance. Ce spectacle était intéressant et sa chorégraphie inhabituelle pour moi. Il m'a offert la possibilité de mettre en valeur l'art avant l'acrobatie qu'il utilise. J'étais obligée de descendre d'une hauteur de 4,5 mètres, et je suis sujette aux vertiges !

Vous aviez déjà abordé ce point dans une autre interview. C'est assez paradoxal, non, une fille qui exécute un tel saut et qui, comme vous, a peur de la hauteur?

Alors je vais répondre comme dans cette interview : "Imaginez-vous quel saut j'aurais pu faire si je n'avais pas eu peur de la hauteur?" Au début, avec Eifman j'avais très peur de tomber. Dans le Hamlet russe j'ai eu à franchir plusieurs étapes. J'ai compris que si on ne voulait pas tomber, il fallait savoir s'accrocher. Apprendre à se débrouiller, comprendre que si on a juste une seconde, on doit savoir faire un seul geste sûr pour réussir à s'accrocher et à bien poser son poignet. A ce moment-là, j'ai compris : pour que ton porté soit beau, il ne faut pas se jeter dedans n'importe comment, il faut bien connaître tout le mouvement du début jusqu'à la fin. J'ai appris beaucoup de choses en travaillant dans ce ballet, et ensuite c'est la mémoire du corps qui fonctionnait. J'ai compris que mon corps était capable de faire certains mouvements auxquels je n'avais jamais pensé avant. Et en plus, en faisant ces mouvements, j'arrivais à me sortir en beauté de situations difficiles sans que personne s'en rende compte. Pour une personne sous l'emprise d'une telle appréhension, c'était une grande découverte.

Quelle a été la suite de votre carrière?

Après le Hamlet russe, on m'a collé une étiquette d'héroïne à fort tempérament. Avec ce rôle, le répertoire classique s'est plus ou moins fermé pour moi. J'ai reçu le Prix de l' "Etoile montante" de la revue Ballet. Un mois plus tard j'ai obtenu le rôle de Kitri dans Don Quichotte. Et encore deux mois plus tard, j'ai dansé Ramzé dans La Fille du Pharaon. Pour ce rôle, j'ai été nommée au Prix National du Théâtre : "Les Masques d'Or". Vers la fin de l'année 2000, j'ai dansé Gamzatti dans La Bayadère. Mais on m'a bientôt fait comprendre qu'il serait très difficile de continuer ainsi, que le répertoire avec tutu, ce n'était pas pour moi, que ce n'était pas mon style. Dans le meilleur des cas, je pouvais espérer une variation ou un rôle secondaire mais pas plus. C'était vraiment étrange, d'un côté une ascension brillante, - tout le monde s'accordait à dire que la jeune fille avait des qualités -, et de l'autre côté on me coupait les ailes.

Ensuite pendant deux ans, je n'ai eu aucun rôle important, uniquement des personnages secondaires ou d'amie des héros principaux. Dans le même temps, "mes" ballets : Hamlet, Symphonie en Ut, La Fille du Pharaon ont été retirés de l'affiche. Finalement, on m'a donné le rôle d'Egine dans Spartacus, pour une seule représentation. Ayant insisté pour danser avec une perruque rousse provocante, j'ai choqué une bonne moitié des balletomanes. Mais l'autre moitié a ressenti un enthousiasme indescriptible. Cette seule représentation a fait quand même parler d'elle dans les critiques et les bilans de la saison publiés par la presse. Tout à fait par hasard, j'ai obtenu le rôle de la Sylphide pour deux représentations ; le Bolchoï effectuait une tournée à laquelle je ne participais pas et j'étais à ce moment pratiquement sans travail. Avec ce rôle, j'ai atteint mon rêve, car c'est quand même à la danse classique qu'on nous a formé. Une année encore s'est écoulée. Pendant ces trois ans j'aurais pu faire nettement plus que ce que j'ai fait.

Ma vie au théâtre m'a permis de toucher à tous les genres : un peu de classique, de la danse moderne sur pointes ou pieds nus, de la danse de caractère, en chaussures. Mais le grand répertoire classique, je l'aborde seulement maintenant.

Le Clair ruisseau, au printemps 2003, fut aussi une étape majeure. C'est un bond en avant grâce auquel je suis vraiment sortie de l'ombre. Ce fut un grand succès auprès du public et des critiques, une grande joie pour moi-même et une revanche avec les quatre prix nationaux des "Masques d'Or" qui ont récompensé ce spectacle : un pour le chorégraphe Alexeï Ratmanski, deux pour les hommes, Sergueï Filin et Guennadi Yanine, et un pour moi. Je dois avouer que j'avais d'abord refusé ce rôle. Dans mes plans, il y avait la préparation du rôle d'Aspicia dans La Fille du Pharaon, mais il n'y avait pas de partenaire et cette prise de rôle ne s'est pas faite. J'ai donc été obligée d'accepter de danser Le Clair ruisseau. Longtemps, on a essayé de me démontrer que le rôle avait été conçu pour moi, et moi j'ai essayé de démontrer qu'Alexeï Ratmanski avait tout conçu pour lui-même : il arrivait dans la salle de répétition avec la chorégraphie déjà toute prête. Nous avons répété pendant six semaines, mais l'essentiel du ballet a été réglé en deux semaines. Nous avons commencé à travailler sur scène très tôt pour filer tous les morceaux déjà prêts. C'était une période très intéressante. Le Clair ruisseau est un ballet burlesque et chaque artiste ajoutait certaines improvisations selon sa propre imagination. C'était incroyable, mais Ratmanski a facilement accepté la plupart des suggestions des artistes. La troupe a travaillé avec plaisir et nous avons réussi notre comédie.

En décembre 2003, la mise en scène de Roméo et Juliette eut une importance particulière pour moi en tant qu'actrice dramatique. Roméo était une découverte. Dans ce spectacle, je ne pouvais qu'être très naturelle, pas du tout artificielle. Sans cela, Juliette ne pouvait pas se réaliser, et le spectacle risquait de devenir une falsification. Shakespeare et Prokofiev sont indubitablement des génies. Et dans ce spectacle, il apparaît une contradiction entre la forme et le fond. Je ne voyais qu'une seule solution, c'était de créer ma Juliette la plus humaine possible, sincère au plus haut point. Je ne regrette aucun de mes rôles, j'ai toujours travaillé en me donnant à fond, et j'ai vécu chaque personnage au plus profond de moi. Tous les rôles m'ont apporté quelque chose, je les aime tous, je me suis investie beaucoup pour chacun d'eux.

Avec Roméo j'ai vécu un épisode amusant. Pendant très longtemps, je n'arrivais pas à imiter le rire de Juliette. Je n'arrivais même pas à parler sur scène, et pour le rire, c'était encore plus difficile. Le rire d'enfant pendant le bal, ça allait encore. Dans le spectacle, il y a encore "un rire", que je fais rarement, uniquement quand je veux rire, mais ça n'arrive pas souvent. Cela se passe dans la scène où je me prépare pour aller au bal, au moment où je mets ma robe : nous avons répété plusieurs fois ce rire, mais nous avons dû le supprimer, car je n'y arrivais pas. Cela dit, dans cette scène, ce n'est pas très important. Ce qui était plus grave, c'est que je ne réussissais pas non plus le rire de la fin qui lui est très important. Je n'arrivais pas à le faire correctement même dans la salle de répétition seule avec mon professeur ou Radu Poklitaru [chorégraphe de cette nouvelle version de Roméo et Juliette, ndlr.]. Et puis un jour, je rentre à la maison et me mets à couper des tomates pour préparer une salade. J'ai alors décidé d'essayer ce rire et j'ai commencé à rire très fort. J'ai dû avoir l'air d'une folle : j'ai commencé à avoir un fou-rire comme une enfant et puis ce fou-rire est devenu un grand rire hystérique. Ma famille est arrivée tout de suite : "Chérie, tu vas bien?". Après, pendant les vraies répétions, je n'avais plus de difficultés majeures pour rire de cette manière!

L'arrivée d'Alexeï Ratmanski en tant que directeur artistique du ballet du Bolchoï a-t-elle marqué un tournant dans votre vie professionnelle?

Bien entendu, ce fut une étape de plus dans ma vie. Les choses ont en réalité changé avant même que Ratmanski soit officiellement en poste, car il pouvait déjà influencer les décisions de la direction. Après Le Clair ruisseau, la situation est devenue telle que le dit un proverbe russe : "on ne peut pas cacher un tire-point dans un sac" ["la vérité finit toujours par percer au-dehors", ndlr.]. La jeune fille que j'étais a enfin pu se libérer. Les rôles ont commencé à arriver comme la pluie au printemps. Un mois plus tard, j'obtins Esméralda dans Notre-Dame-de-Paris, le ballet de Roland Petit. Autrefois on m'avait refusé ce rôle, mais cette fois-ci, c'est Nicolas Tsikaridzé qui a insisté en disant qu'il ne danserait qu'avec moi. C'était la fin de la saison 2002. Les vraies surprises sont arrivées avec la saison suivante, en septembre 2003. Cet automne-là, j'ai dansé les rôles de Makhméné Banou dans La Légende d'amour, Aspicia dans La Fille du Pharaon et la première de Roméo et Juliette. Ensuite, en janvier 2004, nous sommes allés en tournée à Paris. Au retour, j'ai fait la fée Lilas dans La Belle au bois dormant, la reprise du programme Balanchine où j'ai dansé "ma" troisième partie dans Symphonie en Ut, Tchaïkovsky-Pas de deux et Léa de Ratmanski. La saison s'est terminée par la tournée à Londres. 2004-2005 fut donc une période très chargée et très riche. C'est à la fin de cette saison, après la représentation de La Fille du Pharaon, que le directeur du Ballet a annoncé devant toute la salle que j'étais nommée danseuse étoile. Pour la première fois c'était annoncé devant le public, comme c'est la coutume à l'Opéra de Paris.

Et maintenant, toute mon attention est tournée vers Le Lac des cygnes. Incontestablement, c'est une étape, j'arrive enfin vers le grand ballet classique. Odette devra aussi être authentique.

Quel rôle, parmi ceux que vous avez énumérés, vous est le plus cher?

J'aime tous mes rôles. Tous ces rôles sont devenus une partie de moi-même. Il n'y en a pas un seul pour lequel je me sois permise de me dire : "Voilà, je le prépare en vitesse et je le montre sur scène ". Je réfléchis beaucoup, je pense à chaque détail du début à la fin. Je peux certes me tromper, et parfois je n'arrive pas à faire parvenir au public ce que j'aurais voulu transmettre. Mais je mets dans chaque rôle tout ce que je possède intérieurement, je peux le jurer.

Je ne veux pas me limiter à des rôles du type héroïco-dramatique. Je n'arrive pas à faire sortir de ma tête l'idée que je suis capable de faire bien beaucoup d'autres choses. Je ne veux pas fermer les yeux devant ce fait et je ne veux pas non plus que mes yeux me cachent autre chose. Je me rebelle, je n'accepte pas quand on me dit à l'avance que ce ne sera pas bien ou que ce sera une erreur. L'artiste apprend beaucoup de choses quand il fait des erreurs. On a le droit de se tromper si on est prêt à accepter ses erreurs, si on est prêt à se surpasser pour les corriger. C'est l'essentiel de notre profession, chaque jour on doit chercher en soi-même pour se construire, accroître la connaissance de soi, de ses possibilités, de ses qualités et de ses défauts. Et il ne faut pas interdire à l'artiste de le faire.

On entend parfois le public dire : "Les places sont très chères, je suis venu au spectacle pour voir une représentation de qualité et pas les fautes d'une danseuse".

Bien sûr le spectateur a absolument raison d'être exigeant. Mais c'est aussi pour pouvoir satisfaire cette exigence de qualité qu'il existe une période durant laquelle on attribue des rôles à un jeune artiste pour le tester, pour déterminer quel sera vraiment son style. L'artiste passe par plusieurs étapes. Il arrive tout jeune, il danse un rôle, un autre, et l'on juge ses capacités. S'il arrive à réussir tous ses rôles - d'autant plus si les rôles sont divers et variés - s'il a atteint un certain niveau, s'il n'y a pas un seul spectacle où il ait fait défection, il faut lui faire confiance, il faut lui donner la possibilité de s'exprimer dans des grands rôles. Il a déjà prouvé sa supériorité par rapport aux autres, il a gagné son droit d'essayer les nouveaux rôles [i.e. les créations ou nouvelles chorégraphies d'une œuvre, ndlr.]. Il faut lui accorder cette liberté, on verra et il verra lui-même quelles sont ses limites réelles, et quelles sont les limites imaginées par l'administration, qui prend les décisions des distributions. Si l'administration est compréhensive et aime la profession, elle ne procèdera jamais en usant de méthodes restrictives. La vie d'un danseur sur scène est très courte, il se prépare pour des rôles, que souvent il ne dansera jamais. Il arrive qu'on sache à l'avance qu'un certain rôle ne conviendra jamais à un artiste donné, mais on sait bien également que ce sera malgré tout intéressant.

Comment jugez-vous la notion d' "emploi" ? Une danseuse, qui connaît mieux que quiconque ses possibilités physiques et artistiques, doit-elle se limiter aux rôles les plus adaptés pour elle, ou doit-elle les essayer tous?

"Emploi"? Je crois que le public me désire telle que je suis aujourd'hui et il ne peut pas imaginer que je puisse être tout à fait différente. J'ai de multiples facettes et j'ai toujours voulu plus que les propositions de rôles que l'on m'a faites. Mais j'ai déjà essayé suffisamment de choses pour comprendre que mon domaine d'emploi est assez vaste.

Je me suis heurtée assez souvent au fait que l'on m'ait par avance attribué tel ou tel "emploi", et que l'on ait essayé de m'étiqueter dans une catégorie particulière. Et moi, je ne le veux pas! Moi-même, je ne connais pas encore mon "emploi", comment pourrait-on le définir alors qu'il y a un tas de choses que je n'ai pas encore essayées? Cette attitude tient certainement au fait que j'ai dépassé la période où l'on ne me proposait rien et que, par ailleurs, j'ai appris à rendre intéressants des rôles fades à l'origine. Après moi, on interprète ces petits rôles à ma façon. C'est une fierté professionnelle : on ne peut pas se montrer sur scène plus mauvaise qu'on ne l'est. Au risque de faire enrager certains, je ne peux danser que mieux, et ne jamais régresser.

Pour déterminer à coup sûr si l'on peut faire quelque chose mieux que les autres, il faut essayer. Je peux vous le dire sincèrement : moi-même je ne sais pas exactement si j'arriverai à réussir ou non tant que je n'ai pas essayé. C'est d'autant plus vrai pour les autres. Il existe divers moyens pour permettre à un danseur de tout danser. On peut essayer certains rôles dans un autre théâtre, lors d'une tournée, avec une autre troupe, à l'étranger ou en Russie. Il ne faut pas l'interdire, toutes les interdictions provoquent des contestations de la part de l'artiste. J'accepte la notion d' "emploi", cela serait ridicule de nier cette réalité. Mais je suis contre le fait qu'on colle à l'artiste un emploi comme on lui collerait une étiquette et qu'on ne lui permette pas d'essayer autre chose. Cela est arrivé souvent au cours de l'histoire : personne n'imaginait tel ou tel artiste dans un rôle car on ne le lui laissait jamais danser. Et puis un jour il le danse et l'on est obligé d'admettre qu'il y est brillant. C'est l'âme de l'artiste, toute son apparence qui détermine son "emploi", aussi bien que son potentiel physique et psychologique. Parfois, les divers éléments ne correspondent pas à un "emploi", mais il faut toujours garder en mémoire que de tels critères ne sont pas toujours subjectifs. Il faudrait d'abord définir la notion d'"emploi". S'agit-il de l'apparence physique, de la longueur des bras ou des jambes? Le costume existe pour corriger ou cacher ce qui ne convient pas. Evidemment, on n'arrivera jamais à cacher la courbure des jambes, mais il y a beaucoup de danseuses qui dansent Le Lac des cygnes avec des jambes arquées, et souvent elle y réussissent très bien. Par l'âme qu'il met dans le rôle, l'artiste fait oublier les défauts de son physique. Mais tout cela est sujet à discussion : dans un tonneau, on trouvera toujours un peu de fiel qui gâtera beaucoup le miel. Il arrive également que les artistes sortent des cadres prescrits. Certains se sentent bien et s'expriment mieux quand ils sont encadrés, d'autres n'arrivent pas à se sentir à l'aise dans un cadre rigide. Ils ne peuvent pas vivre dans un tunnel, ils ont besoin de plein air.

De quels rôles rêvez-vous, et lesquels excluez-vous a priori?

Malheureusement, je ne suis pas dans une situation où je puisse me limiter. J'ai faim. Je n'ai pas une quantité suffisante de rôles principaux pour pouvoir en refuser. Si j'avais beaucoup de propositions, je choisirais les rôles qui me conviendraient le mieux. Mais aujourd'hui, je ne vois pas de rôles qu'a priori je ne voudrais pas essayer. Je n'ai fait qu'une infime partie de ce que je voudrais faire pour le théâtre et pour le public. Et en même temps, je participe pratiquement à chaque spectacle qui est donné à Moscou. C'est pour cela que je rêve de tous les rôles, en même temps, je veux tous les danser, tous les essayer. Compte tenu du répertoire actuel du Bolchoï - je suis pragmatique! -, je voudrais tout d'abord danser Raymonda, Aurore, et Nikiya. Et encore beaucoup d'autres choses après : Manon, la Sirène dans le Fils prodigue, ce serait fastidieux à énumérer. Je peux jouer des rôles dramatiques, mais je me débrouille aussi dans les rôles d'ingénue ; je ne suis pas mauvaise dans les rôles héroïques, je peux m'adapter au style di bravura. J'aimerais bien tenter Giselle ; on affirme pourtant que je suis d'abord une bonne Myrtha, mais il me semble que l'un n'empêche pas l'autre. Je ne dis pas que ce sera un succès fou mais je veux essayer et tant mieux si ça marche.

III. Du ballet classique en Russie

Quelles sont à votre avis les spécificités qui caractérisent l'école russe de danse?

Des bras souples, un visage expressif. Je ne saurais le dire exactement. Il m'est difficile d'énumérer toutes nos qualités. Je ne peux dire qu'une seule chose : les danseuses occidentales me paraissent souvent sèches, trop retenues et peu expressives dans les ballets du répertoire russe. C'est certainement dû à une autre conception du monde, à une autre psychologie.

Pensez-vous que le style russe sera préservé, ou bien y a-t-il une tendance vers l'uniformisation des styles, vers la formation d'un style international unique ?

Je ne sais pas. J'attends que s'ouvre une autre voie à la danse classique plutôt qu'une uniformisation des styles, des artistes et la disparition des caractères propres des nations. J'attends quelque chose de radicalement différent, mais je ne pourrais pas dire quoi exactement. Si je le savais, je le proposerais moi-même. Il me semble que l'art du ballet se trouve dans une impasse. Les ballets modernes? Il y a des artistes merveilleux, des idées de départ magnifiques, mais quoique l'on fasse, on est dans une sorte de cercle vicieux. Au sens propre comme au sens figuré aussi, je perçois dans les ballets modernes une sorte de simplisme malgré leur complexité apparente. La technique classique est très difficile à aborder, mais elle est simple et logique dans l'exécution. Elle a de l'amplitude, elle se meut dans plusieurs dimensions de l'espace. Les ballets modernes me paraissent plats.

Qu'est-ce qui importe le plus à vos yeux : perpétuer les traditions ou créer du neuf?

On ne peut créer de choses nouvelles qu'à condition de bien connaître les choses anciennes. Quand on connaît bien les sources, les racines, on sait vers où aller. Nous avons tous des hauts et des bas, mais si on a bien intégré les traditions, on ne tombera pas trop bas, on gardera toujours un certain niveau. Il faut nécessairement conserver les traditions, toutes les études commencent par l'apprentissage des traditions, des sources, du répertoire classique.

La méthode Vaganova prédomine-t-elle encore dans l'apprentissage de la danse classique ou les méthodes occidentales se propagent-elles aussi en Russie?

Il me semble que l'héritage de la danse russe et de l'Ecole russe n'est plus préservé qu'au Bolchoï. Le Mariinsky est sur la voie de l'assimilation du style occidental, alors que ce sont eux qui devraient avant tout être porteurs des traditions.

Jusqu'à présent, personne parmi les professeurs occidentaux venus au Bolchoï n'est parvenu à me convaincre qu'il nous manque quelque chose, qu'il sait des choses que nous ignorons, que nous sommes limités par notre conservatisme et nos traditions, qu'il y a des points qui nous échappent. Pas un seul n'a réussi à me convaincre, vraiment pas un seul. J'étais présente à toutes les leçons. Si après on se pose la question du "pourquoi on a fait cela ?", on ne peut pas donner de réponse. Je ne vois pas de système. Si l'on va voir le professeur pour sa personnalité, oui bien sûr, c'est intéressant. Si l'on cherche à voir de nouveaux mouvements, oui, aussi, c'est intéressant. Si c'est pour connaître des tendances nouvelles, oui encore, c'est intéressant. Mais si on considère l'exercice quotidien qu'est la classe comme un système qui doit mener vers quelque chose, alors on ne trouvera pas de réponse en dehors de la tradition russe.

Paradoxalement, Marius Petipa était français. La jeune génération de danseurs à laquelle vous appartenez le considère-t-elle à ce jour encore comme une figure emblématique du ballet russe?

Marius Petipa est le personnage le plus remarquable de l'Histoire de la danse. Pour moi il est le symbole de l'art pur qui est parvenu à son achèvement. Son œuvre n'a pas pris une ride. Son travail parle pour lui. Petipa est comme les Pyramides d'Egypte, comme le Parthénon.. Sur ces constructions repose la culture humaine. Le ballet repose sur Petipa, il en est la base et le sommet. Entre ces deux extrémités, on peut construire ce que l'on veut.

Quel est, pour le ballet, l'héritage le plus important légué par la période soviétique?

Ce fut une constellation immense de brillants artistes. Il est possible que le monde n'en ait pas suffisamment connaissance, parce qu'à l'époque, on n'avait pas la possibilité de faire des tournées. Mais il se peut que le fait de vivre dans un espace clos ait constitué une condition favorable au développement du ballet et même à l'apparition de cette pléiade d'artistes, qui, s'ils avaient vécu dans un autre environnement, auraient été différents. C'est difficile de déterminer ce qui est la cause et ce qui est la conséquence. Mais une chose est certaine : une myriade d'artistes de diverses générations a brillé durant plusieurs décennies.

En ce qui concerne les chorégraphes, il y a malheureusement très peu de ballets de Lopukhov ou de Goleizovski qui soient parvenus jusqu'à nous. Il y a quand même ceux de Zakharov, comme La Fontaine de Bakhchisaraï, le Roméo et Juliette de Lavrovski, les ballets de Jakobson ou ceux de Grigorovitch.

Je ne peux pas dire que Grigorovitch me soit vraiment proche, mais il est intéressant : la forme et les personnages y sont grandioses et il y a matière à interprétation théâtrale. Je peux dire qu'après avoir dansé Grigorovitch ou Petipa, on a toujours l'impression que l'on a fait un travail professionnel du début à la fin, de la première à la dernière mesure. Bien sûr, ceci ne vaut que pour moi-même. Peut-être que quelqu'un pourra dire la même chose après avoir dansé les ballets de Forsythe.

IV. Tournée parisienne : janvier 2004

Etait-ce la première fois que vous vous rendiez à Paris ?

C'était la première fois que je venais pour y danser. Deux ans auparavant, j'étais venue à Paris en visite privée : j'avais des problèmes de santé qui m'empêchaient de danser à ce moment-là. Je me suis retrouvée à Paris. J'ai pris un taxi, c'était le soir et face à moi est apparu le Palais Garnier. Le théâtre était tout éclairé, c'était magnifique. J'étais impressionnée à tel point que j'ai crié au chauffeur : "Arrêtez-vous, arrêtez-vous!". J'étais si visiblement submergée par l'émotion qu'il s'est arrêté sur le champ. Je suis sortie de la voiture et j'ai regardé, regardé encore... Une idée a traversé mon esprit : ce théâtre mérite d'être conquis. En partant, j'ai acheté une carte postale du Palais Garnier illuminé. Cette carte se trouve toujours sur la petite table de ma loge au Bolchoï.

Aviez-vous rencontré des danseurs français avant cette tournée ?

Oui, six mois avant cette tournée, j'avais dansé au Japon, dans un gala avec des artistes français : en l'occurrence, Aurélie Dupont, Agnès Letestu, Manuel Legris, José Martinez. Avec les filles, nous avions partagé la loge de maquillage. Nous avions bavardé ensemble avec mes modestes connaissances de la langue française. Nous avons eu des retrouvailles chaleureuses à Paris d'abord, puis quand Aurélie est venue à Moscou. Aurélie Dupont a une qualité étonnante: lorsqu'elle apparaît sur scène, elle est tout à fait différente de ce qu'elle est dans la vie courante. Quand nous avons préparé Le Songe d'une nuit d'été de Neumeier, je l'ai vue interpréter le rôle de Titania : elle est très bien dans ce rôle, tous les détails sont réfléchis, de sorte qu'il est difficile d'imaginer une interprétation avec plus de style.

A Paris, avez-vous eu la possibilité de discuter de votre expérience professionnelle avec les artistes français?

A Paris, nous avions un programme tellement chargé que nous n'avons absolument pas eu le temps pour des rencontres et des échanges de vues. Une fois, je suis passée devant la salle de répétition où Aurélie et Agnès étaient en train de répéter un ballet. Je me suis arrêtée pour regarder. Les filles m'ont aperçue et sont sorties pour me dire bonjour. Mais nous n'avons pas eu de temps, ni elles ni moi, pour autre chose. Hélas!

N'avez-vous pas eu de problème avec la pente à 5% du plateau de l'Opéra de Paris?

Au Bolchoï, l'inclinaison est moindre : elle est de 4 degrés seulement. Mais je ne connais pas de scène plus agréable que celle de l'Opéra de Paris. D'un point de vue émotionnel, je me suis sentie très à l'aise et je n'ai pas pensé aux problèmes techniques. Je me rappelle quand même mes premières impressions quand j'ai vu la scène pour la première fois : c'était pendant la répétition du Lac des cygnes et je me suis dit : "Oh là-là ! je risque de tomber et de rouler!". Ensuite vraiment, je n'y ai plus pensé, il n'y a pas eu de difficulté.

Le public de l'Opéra de Paris est-il différent de celui de Moscou?

Le public français est formidable, les gens sont vivants et cela se sent. Ils réagissent aux moindres détails. Le théâtre est aussi conçu différemment, on a l'impression que la scène se trouve plus près des spectateurs. J'ai une habitude : si je ne danse pas et si j'en ai la possibilité, sans hésiter, je vais dans la salle et je regarde de quoi a l'air la scène, comment sont les artistes vus de l'autre côté. A Paris c'est possible car tout est bien disposé, la scène et la salle, on voit même le huitième cygne devant le septième lac! Cela crée un contact très étroit entre la scène et la salle, alors qu'à Moscou on n'a jamais cette impression, même si l'on est aux premiers rangs de l'orchestre. Peut-être est-ce le mur de la fosse d'orchestre au Bolchoï qui est trop haut, ce qui crée comme une barrière vitrée qui fait qu'on sent davantage la séparation entre la scène et les spectateurs ? Je ne sais pas.

C'est agréable de "chauffer" la salle et c'est aussi agréable quand le public se laisse "chauffer" de bonne grâce. A Paris, il me semble que j'ai réussi cela. En général, cela arrive plus souvent à l'étranger ou en province, en Russie, qu'à Moscou. Pourquoi? Ne me posez pas cette question : je suis sur scène. Posez cette question aux balletomanes moscovites : eux sont dans la salle, ils voient mieux que moi!

Gardez-vous des souvenirs particuliers de votre tournée à Paris?

Comme dit, certains ballets ont constitué des étapes dans ma carrière. C'est aussi le cas de certaines tournées, comme celle de Paris.

Les souvenirs particuliers, c'est l'ambiance qui règne à Paris. Il flotte dans l'air parisien une grande légèreté, une insaisissable joie de vivre. Séjourner dans cette ville divine, c'était comme revenir dans un endroit que l'on a quitté depuis longtemps mais où on se sent toujours à l'aise. Lors de ma première visite à Paris, j'ai été impressionnée par l'architecture, mais à ce moment-là, je n'avais pas ressenti cette légèreté répandue partout dans l'atmosphère. Elle m'est apparue lors du deuxième séjour ; je me suis dit : "Tu vois, tu es bien, les soucis et les troubles se dissipent d'eux-mêmes". C'est une ville étonnante.

Il est dommage qu'on ait eu si peu de temps pour soi : une seule journée de libre… Ce jour-là, je suis allée au cirque, le plus ancien, construit sous Napoléon III [le Cirque d'Hiver, boulevard des Filles du calvaire, ndlr.]. J'étais absolument enchantée.

V. Et demain?

Récemment vous avez dansé la première du Tricorne avec José Martinez, du ballet de l'Opéra de Paris. Comment est-ce arrivé ? Etait-ce la première fois que vous dansiez avec un artiste français ?

Avec José en particulier et de manière générale avec un danseur français, oui, c'était la première fois. Dommage que cela ait été une chorégraphie dans laquelle nous étions en vis-à-vis : à deux reprises, nous nous sommes touchés par les mains, mais cela n'était même pas prévu par le chorégraphe! Avec José Martinez, nous n'avons répété qu'une seule fois : la veille de la générale. C'est seulement après la générale que nous avons discuté de quelques détails. Lorca Massine, en nous voyant ensemble dans la salle de répétition, a dit tout de suite que le contact était établi et qu'il n'y aurait pas de problèmes. Je suis très reconnaissante envers José qui est venu ; pour moi ce fut une bonne expérience. Cela m'a aussi beaucoup intéressée. Mais pour le Théâtre, en revanche, je pense que ce fut une expérience discutable et inutile. Les solistes du Bolchoï susceptibles de tenir le rôle étaient tous deux en bonne condition physique et prêts à danser. Il me semble que José, qui vient d'un théâtre de grande tradition, n'ait pas été lui-même très à l'aise par rapport à cela. Il ne se sentait pas indispensable. En revanche, pour ce qui me concerne personnellement, moi Macha Alexandrova, sa venue a été comme un cadeau. Le lendemain, j'ai dansé avec Dimitri Goudanov, et...oh ! c'est difficile. C'est le partenaire avec lequel je danse actuellement, et c'est aussi mon préféré. Avec Dima [i.e. Dimitri, ndlr.] tout s'est également très bien passé.

Projetez-vous des représentations en tant qu'artiste invitée d'une compagnie française?

Je suis toujours heureuse de me produire. Surtout à Paris. Il suffit qu'on me le demande, qu'on me fasse des propositions, qu'on m' invite. On me dit que j'ai plu aux Parisiens ? Très bien, moi aussi j'ai apprécié Paris et je suis prête à y danser autant de fois qu'on voudra m'y voir.

Quels sont vos projets dans un proche avenir au Bolchoï, avec le début des travaux de rénovation de l'édifice? Ne vous sentez-vous pas un peu "sans domicile fixe"?

Les projets, c'est notre direction qui en décide. On parle d'augmenter les tournées à l'étranger et en Russie. Nous ne resterons pas sans toit, nous avons quand même une deuxième scène ; dans ce sens-là, nous sommes à l'abri! Toutefois, je ne le cache pas : on a la sensation d'être privés de quelque chose de magnifique. Personnellement, je vis la fermeture du théâtre comme une tragédie. Le décès de Raïssa Stepanovna Stroutchkova [célèbre danseuse russe qui fit ses débuts dans Le Lac des cygnes au Palais Garnier en 1958, lors de la première tournée du Bolchoï en France, ndlr.] a encore accru ma tristesse. Ce n'est peut-être même pas seulement la fin d'une époque, c'est la fin tout court. Et le théâtre nouveau, encore faut-il le créer.

Peut-être n'ai-je pas été bien éduquée, peut-être faut-il penser différemment, mais pour moi le Bolchoï est uniquement associé à cette scène. Quand je suis montée sur cette scène pour la première fois, il m'était difficile de faire ne serait-ce qu'un pas tellement ce lieu m'apparaissait comme sacré. Beaucoup de gens l'ont vénéré et s'y sont produits. Je crains qu'en Russie on ne sache plus construire correctement un bâtiment qui suscite l'enthousiasme. Pendant trop longtemps, on nous a interdit d'investir, de dépenser l'argent à bon escient. J'ai peur de cette rénovation, je n'ai pas confiance, je ne crois pas que ce sera une réussite. Cette affaire de la reconstruction du Bolchoï me donne plus que jamais le sentiment que les Russes ne sont pas maîtres de leurs biens. Et moi, jeune danseuse, j'ai peur de ne jamais pouvoir retourner dans mon théâtre d'ici la fin de ma carrière. Ne parlons pas de mes collègues plus âgés. Je ne crois pas qu'on puisse reconstruire le théâtre en trois ans ni même en cinq ans. Et j'en suis triste.

Maria Alexandrova

Entretien réalisé le 08 mai 2005

Maria Alexandrova – Dansomanie. Traduction française par Gala.


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